jeudi 6 octobre 2016

Les Barbouzes

L'an dernier, j'ai participé à un projet de livre, "La Trilogie des Malfaisants" initié par Philippe Chanoinat, scénariste, en hommage au cinéma de Georges Lautner, et en particulier à trois de ses films les plus célèbres : "Les Tontons flingueurs" (1963), "Les Barbouzes" (1964) et "Ne nous fâchons pas" (1966). Maëster et Bruno Tesse ont illustré "Les Tontons flingueurs", et Jean-Marc Borot "Ne nous fâchons pas". Voici un petit aperçu de mon travail sur "Les Barbouzes" à travers le premier des sept dessins réalisés à cette occasion.

Les captures d'écran

Adapter un long métrage de presque deux heures en sept illustrations est un drôle de travail. Il faut commencer par choisir sept scènes représentatives de l'esprit et de l'ambiance du film. Ensuite, pour chaque scène, choisir les séquences puis les plans les plus intéressants et, enfin, les images elles-mêmes susceptibles d'être adaptées en dessins. Je n'en ai donc retenu qu'une petite trentaine pouvant convenir pour ce projet.
Le premier dessin, comme les six autres, se composerait d'une illustration pleine page et, pour lui donner un peu de profondeur et de rythme, une vignette lui ferait écho en bas de page. Deux dessins, donc, pour chaque page.
De la première capture d'écran, en haut à gauche, je conserverai les deux personnages de droite (André Weber et Robert Dalban). Dans la deuxième capture d'écran, en haut à droite, c'est le visage de Lino Ventura qui m'intéresse.
Des deux captures d'écran du bas, celle de gauche m'intéresse pour le visage et l'expression de Noël Roquevert, tandis que celle de droite va me servir pour tout le reste.
 

    


Les croquis

Chaque illustration a fait l'objet de nombreux croquis. Voici ceux dont je me suis servi pour le premier dessin.

     


La mise en place du décor

Où l'on reprend les croquis des personnages précédents pour les détourer, les assembler, leur donner un corps et, surtout, pour les insérer dans le décor.
Puisque le dessin des visages se fonde sur le principe de la caricature, les corps et les postures doivent autant que possible accompagner cette volonté d'exagération. L'humour même du film en est déjà une assez forte dont il faut seulement se servir sans chercher à la dénaturer. Par exemple, deux personnes s'asseyant à une table de restaurant prennent généralement place l'une en face de l'autre, et non l'une à côté de l'autre comme dans cette scène. Même si la volonté du réalisateur était de pouvoir montrer les visages et les expressions des acteurs en même temps, sans avoir besoin d'utiliser de champs et contre-champs, le comique de cette situation tient aussi au fait que le gabarit des deux personnages rend leur installation inconfortable : Ventura semble occuper plus de la moitié de la table à lui seul. La table elle-même est particulièrement encombrée, ce qui est très rare de nos jours dans les restaurants. Pour augmenter cet inconfort sur le dessin, l'idée a été de réduire les proportions de la table et, ce faisant, modifier celles du décor.
Il fallait aussi adapter une image horizontale (celle qui a été imprimée sur pellicule) au format vertical du livre. Donc dessiner ce qui n'est pas montré dans la séquence du film, au-dessus et en dessous de l'image. Par exemple, derrière les personnages on voit une publicité pour la bière "La Nancéenne". Cette publicité a été récupérée dans un autre plan du film pour être insérée dans la perspective du décor à dessiner. La table a été modélisée en 3D à partir des informations qu'on peut trouver ici ou là dans la scène, entre deux mouvements de caméra.
Et même si les pieds de Ventura et Roquevert ne seront pas visibles sur le dessin final, il m'a semblé important, à ce moment-là, de les représenter pour achever le placement des personnages dans le décor et leur donner du poids.


   
Étude d'ambiance

Partant du croquis précédent, il s'agissait d'apporter les indications de lumières et d'ombres pour chercher à restituer l'ambiance lumineuse de cette scène. Le film joue beaucoup sur les contrastes lumineux, et les valeurs sombres tirant jusqu'au noir y sont très présentes.


 
L'incrustation des croquis composant la vignette de bas de page

Pour ceux qui suivent, il s'agit de Lino Ventura (Francis Lagneau), André Weber (Rudolph) et Robert Dalban (conducteur) dans la camionnette transportant la dépouille de Constantin Benard Shah. Là encore, la promiscuité des personnages dans l'habitacle de la camionnette méritait d'être exploitée.

     

     
Essai de peinture numérique

Dès le début du projet, un problème se pose : les décors du film, en particulier ceux du château où l'action se déroule en grande partie, sont plutôt sombres, chargés d'ornements et d'accessoires du sol au plafond. La photo du film tend à accentuer tout ça en renforçant les noirs et les effets de matières. Si l'on ajoute à cela la profusion de détails remplissant la plupart des images, on en vient à considérer que le travail de dessin sera complexe. Or, dessiner "Les Barbouzes" en éludant les décors et les accessoires souhaités par le metteur en scène, ce serait ne pas lui rendre tout l'hommage initialement voulu.
Compte tenu de cette complexité, le dilemme est le suivant : dessin traditionnel ou peinture numérique ? Comme la peinture numérique permet de travailler beaucoup plus vite qu'avec un stylo-bille, je réalise cet essai en quelques heures seulement. De cette façon, l'illustration complète m'aurait sans doute pris une grosse semaine. Au stylo-bille, ce fut quatre à cinq fois plus long. Finalement, il me sera très aimablement suggéré de revenir au dessin traditionnel.

        

       
 
Stylo-bille

C'est l'étape la plus longue et la plus délicate du projet. Paradoxalement, c'est aussi celle où il ne reste plus qu'à se laisser porter par l'image. C'est la première fois que je couvre de hachures des surfaces aussi grandes. Et plus les gris virent au noir, plus il faut superposer de couches d'encre pour obtenir l'effet voulu... et plus le délai de réalisation s'allonge. En outre, il est impossible de revenir en arrière car le stylo-bille ne se gomme pas.
Par conséquent, pour gagner du temps, mes dessins originaux seront plus petits que dans le livre imprimé (en technique traditionnelle, c'est souvent le contraire). Je sais par expérience que mes dessins supportent bien l'agrandissement. Ici, la différence n'est que de 5% mais, à l'arrivée, ce seront toujours des heures, voire des jours, de hachurage en moins. De plus, le hachurage ne sera pas poussé jusqu'au point d'obtenir des gris semblables à ceux du film ou des noirs aussi profonds : une couche de gris numérique sera ajoutée pour homogénéiser les ambiances.
    
      

   
Gris numériques

L'ajout des gris rend le dessin plus doux, mais également plus conforme à la photo du film (réalisée par Maurice Fellous). Toutefois, le but étant que les gris ne remplacent pas les hachures, même les zones les plus sombres doivent laisser transparaître la sous-couche au stylo-bille.
   

Grille de composition et tracé régulateur

Pour le plaisir du jeu, et ne pas m'en tenir qu'à la simple reproduction de scènes de film, je me suis livré à l'exercice de la composition s'appuyant sur un tracé régulateur. C'est un truc qui fait très "vieille école", n'est-ce pas ? Héhé ! L'idée de ce tracé s'est invitée dans le projet au moment où il a fallu déterminer la taille de la vignette de bas de page. Plutôt que de lui donner des dimensions arbitraires, il m'a semblé plus intéressant de faire en sorte que ses proportions dépendent ou résultent naturellement de celles de la page. Finalement, ce choix (1/4 de la hauteur pour 3/4 de la largeur) reste toujours arbitraire en soi, mais le fait qu'il prenne en compte le format de page, ses diagonales et ses divisions afin d'en extraire des lignes de force, des alignements, des nœuds, etc., m'a semblé être un bon moyen pour l'exploiter au mieux.
Je le répète : c'est un jeu, et en aucun cas une règle que je m'impose au moment de prendre le crayon. Il n'y a donc rien de grave, docteur !
  
      
Couverture de l'album réalisée par Jean-Marc Borot :
   
 
"Les Barbouzes" dans "La Trilogie des Malfaisants" (Éditions Jungle - 2015 - ISBN 9782822210034)

4 commentaires:

galien a dit…

Drôlement sympa de partager l'arrière-cuisine : on mesure toutes les saveurs, les complexités du plat !
Quel travail époustouflant...
Monsieur, chapeau bas.

Thierry COQUELET a dit…

Galien > C'est en remettant la main sur la liasse de croquis et autres recherches préparatoires que j'ai mesuré l'ampleur du travail réalisé pour sept illustrations seulement, et dont je ne livre ici qu'un résumé. Comme tu le sais bien, c'est pourtant à cette cuisine-là que l'on consacre le plus de temps. Je suis sûr qu'il en a été de même pour ton Arsène Lupin.
Or, une fois chez les libraires, le livre ne propose plus qu'une version lisse, aussi propre et polie que le marbre. Cela contribue peut-être à façonner l'idée (ou plutôt le malentendu), chez beaucoup de gens, que devenir illustrateur est un travail vraiment facile et à la portée de n'importe qui.

GRAND a dit…

Ouaip, c'est un très beau cadeau pour les futurs ou actuels illustrateurs et trices en herbes (ou en béton) avides de connaissances techniques mais aussi c'est de bon ton pour les vrais-faux ignares (ceusses qui réclament ou exigent "du beau dessin" en 3 secondes chronos), d'expliquer le (véritable) boulot qui se trame derrière une "simple" (pourrait-on croire) illustration.
Merci pour ça.
Toutefois, même si je bidouille un brin de la sorte (bien plus bordeliquement et à un tout autre niveau: environ 10cm en dessous de ta cheville), je ne peux qu'être admiratif devant un tel boulot et (envieux) devant une telle maîtrise graphique...
Respect l'ami.

Thierry COQUELET a dit…

Grand > Quand je vois tes dessins et tout le soin que tu consacres à leur réalisation, je me dis que nous avons certainement bien des points communs dans notre façon de travailler, et pas seulement parce que nous avons choisi de dessiner des caricatures réalistes.
Pour peu que nous soyons un tantinet rigoureux, nous nous imposons tous des étapes de travail visant à préciser et améliorer les précédentes. Et, contrairement à ce que montre mon billet, ce n'est pas non plus un travail linéaire qui nous ferait partir d'une page blanche pour finir sur une illustration prête à imprimer : il y a toutes les phases d'échec, d'hésitation, de retours en arrière, voire d'accidents qui imposent tant de détours... avec leur lot d'heures supplémentaires.
Dessiner n'est pas facile. Ce n'est pas non plus une souffrance. C'est un travail artisanal comme un autre. C'est aussi un plaisir et, fort heureusement, c'est déjà ça.